La vallée des rouets
Au Grand Tournant, une machine sophistiquée, lourdement armée, menace de sanctions massives les imprudents qui négocieraient mal leur virage.
Un peu plus loin, à Château-Gaillard, avant d'arriver au bâtiment d'accueil, pour la visite guidée (en saison seulement), on traverse une allée bordée de cabanes en bois, genre Far-West.
Quels trésors peuvent-elles bien abriter ?
Ben là, vue par un interstice, c'est une machine à coudre Singer !
Un atelier clandestin, peut-être... Hum, je mène l'enquête !
Suivons donc Hortense, qui apporte la soupe à son mari, Maurice Pitelet dit Tchoucossa (Cul-cassé, en patois local), émouleur au bord de la Durolle.
Le rouet de Georges Lyonnet, dernier émouleur de la vallée resté en activité (seulement jusqu'en 1976)
Darteyre, le garde-champêtre, va bientôt passer pour percevoir la taxe sur les chiens, au tarif le plus élevé, avec toute la rigueur de la loi :
" J'ai trois tarifs : chien de garde, 30 sous ; chien de chasse, quarante sous ; chien d'agrément, 10 francs. Les vôtres, ils chassent pas, ils gardent rien, ils vous chauffent les fesses. Les fesses au chaud, c'est de l'agrément : dix francs."
" - Et si qu'on paye pas ?
- Contravention : 20 francs. "
Dans cette profession, on ne vit pas très vieux, et, comme cela arrive assez souvent, la meule de Tchoucossa lui éclatera au visage. Tous subissent les effets pernicieux " de l'émouture quotidienne, de la mauvaise posture, de l'humidité permanente, du froid et du chaud, procurant aux émouleurs des maladies aux noms compliqués dont ils se seraient, dans leur crasse ignorance, sentis fort indignes si quelqu'un avait pris la peine de les leur réciter : kératite, silicose, coxalgie, emphysème vésiculaire. "
Néanmoins, les émouleurs étaient fiers de leur métier, et appréciaient leur indépendance. " S'il leur chantait de travailler, ils restaient là, seize, dix-sept et dix-huit heures par jour ; de s'amuser, ils invitaient les compagnons des autres rouets et ensemble passaient du bon temps (...), ils buvaient jusqu'à plus soif, et même au-delà, de toute façon la soif des émouleurs a des limites imprécises."
Alors qu'il pêchait la truite, Pitelet l'Artiste sauva de la noyade Clotilde, une sauvageonne aux pieds nus, gardienne de chèvres et fabricante d'allumettes de contrebande.
Le vingtième siècle se présentait mal pour les émouleurs : c'est l'un d'entre eux qui inventa en 1904 une machine, par laquelle "un enfant de dix ans pouvait émoudre aussi bien qu'un artisan d'expérience."
Les personnages, situations et citations sont tirés du livre de Jean ANGLADE : Les Ventres jaunes.